Chroniques des pilotes de syucamechos 

Infiltration 

An 1755 de l'Empire 

À l'époque où je rentrais à la prestigieuse Université Impériale de Slambourg, je faisais partie d'une génération désabusée. Les grands idéaux de nos parents avaient abouti à une impasse et la Seconde Guerre Froide semblait installée pour longtemps. Le monde était coupé en deux et toute relation entre l'Empire Forangien et l'Union Démocratique du Peuple, en dehors des escarmouches à la frontière, était vu comme une impossibilité. Nous étions donc une génération résignée à un monde divisé en deux et sans espoir d'un futur très différent du présent, ou même du passé. 

Parmi les universités, académies et autres écoles de l'Empire, l'Université Impériale de Slanbourg était sans doute la plus prestigieuse. Située au cœur de la capitale, c'était une véritable ville dans la ville, ou étudiants, enseignants, chercheurs et une multitude d'autres personnes encore plus étranges pouvaient évoluer sans avoir le besoin d'en sortir. Fondée il y a plus de mille ans, elle était au début située sur l'Île aux Chèvres, au milieu du fleuve, un peu en aval de la ville elle-même. Elle s'était vite agrandie, et avait débordée sur les deux rives tandis que la ville la rejoignait et l'entourait comme une amibe gobant une bactérie. Les deux ne s'étaient pas pour autant mélangées, et chacune avait alors ses propres murailles pour se défendre des divers envahisseurs qui pouvaient avoir le mauvais goût de les attaquer. Ces temps étaient désormais révolus, des boulevards avaient remplacé les remparts, mais la topographie générale, elle n'avait pas changée.

Le centre de l'Université était toujours la même île (même si elle avait été rebaptisée du nom du premier doyen de l'institution) et on y trouvait entre autre l'administration centrale, les d'amphithéâtres de prestige, ainsi qu'un petit musée. Tout autour, accessible par des ponts plusieurs fois centenaires, se trouvait le campus proprement dit, avec ses innombrables bâtiments à la disposition chaotique et aux architectures éclectiques. Les bâtiments les plus anciens côtoyaient les plus modernes, au grand désespoir de quiconque avait un minimum de sens esthétique. C'était de toute façon un véritable labyrinthe, et les nouveaux venus se perdaient en moyenne trois fois par jour. Certains anciens prétendaient ne plus se perdre dans ce dédale, mais on ne les prenaient pas trop au sérieux : c'était probablement du gâtisme. Il était en effet pratiquement impossible de se rendre d'un point A à un point B en ligne droite : il fallait le plus souvent monter et descendre divers escaliers, traverser des bâtiments, en contourner d'autres, emprunter des passerelles ou des souterrains... Il était également courant de devoir sortir dehors pour changer de salles même si elles étaient dans le même bâtiment, ou de ne pas voir le ciel de la journée, malgré des cours au quatre coins du campus. 

Cependant, tout ceci n'était guère le point d'originalité de l'Université au sein de l'Empire, ni la raison de son prestige. La vraie raison, c'est que c'était une des rares, sinon la seule, institutions de ce type ou les différentes classes sociales de l'Empire se mélangeaient. On y était admis que sur le mérite, et quelque soit son origine, il fallait batailler ferme pour avoir cet honneur. Les différences n'étaient bien sûr pas totalement abolies dans la pratique : un grand nombre d'étudiants issus des classes aisées traitaient avec dédain les autres, et certain  militaient activement pour abolir la politique d'ouverture de l'Université. Mais ils n'en restait pas moins vrai que c'était la principale voie d'ascension pour une personne de milieu modeste voulant gravir le complexe échiquier social de l'Empire. On y trouvait donc globalement une plus grande proportion d'étudiants sérieux et travailleurs que dans les autres universités. Certes, le plus dur était d'y entrer, et il fallait vraiment le vouloir pour échouer une fois admis. Mais c'est surtout parce qu'une fois qu'on y était, il restait hors de question de faire n'importe quoi, quelles que soit ses motivations.

Sonder venait d'une famille modeste et inconnue, mais avait réussi les examens d'entrée en étant classé dans les dix premiers. Tout de suite, certains avaient donc commencé à s'intéresser à lui pour cette simple raison. Mais aussitôt après, il fit encore plus parler de lui, principalement parce que personne n'arrivait à le caser dans une catégorie pré-établie. 

En effet, une des traditions de l'Université était de recenser les différentes catégories d'étudiants et de caser tout le monde dedans. Par exemple, parmi les élèves venant de milieux modestes, on trouvait normalement un bon nombre d'ambitieux prêt à tout pour s'intégrer au sein de la haute société, quitte à rejeter leur propre passé et à lécher quelques bottes. D'autres au contraire semblaient à deux doigts de promouvoir la révolution, distribuant des tracts, haranguant les foules et traînant avec des individus louches. Et entre les deux, on trouvait une majorité de gens plus raisonnables, désirant simplement trouver la meilleure place possible dans la société, sans trop d'illusions sur ses limites. Ce classement était assez simple, voire simpliste, mais marchait assez bien, et il était donc utilisé depuis des années par les habitués de l'Université. Sauf pour Sonder. 

Au grand désespoir de certains, il ne pouvait être classé dans aucune de ces trois catégories, ni d'ailleurs dans la moindre des catégories classiques. Au premier abord, il n'avait rien de particulier et semblait assez discret. Il ressemblait assez à l'élève ambitieux mais qui préférait le travail et le mérite à l'arrivisme sans scrupule. Cependant, tout ceux qui le côtoyait découvrait vite que ce n'était qu'une apparence trompeuse. Il n'enfreignait jamais le moindre règlement, et était toujours poli, mais il avait la manie de poser des questions sans réponses,  de faire des remarques à la limite de l'impertinence et de lancer des idées complètement incongrues. Et ce, aussi bien durant les cours magistraux que pendant de simples discussions entre étudiants. Les réactions de la plupart des gens allaient donc de l'exaspération à l'admiration, en passant par l'incompréhension totale. En outre, il gardait toujours son calme, et ne répondait jamais aux provocations stupides de ses ennemis. Il était du coup plutôt bien vu d'une partie des professeurs, qui voyait en lui un élève prometteur. Ce qui avait le don de faire s'étrangler de rage tous ceux qui ne le supportaient pas. Certains essayèrent donc de le caser dans la catégorie des excentriques pour s'en débarrasser, ce qui était une accusation assez grave dans notre société fortement conservatrice. Mais ça ne marchait pas, justement à cause de son calme et de sa maîtrise de soi, qui rendaient cette accusation peu crédible pour la plupart des gens.

En fait, son aspect le plus étrange, et qui gênait le plus, était qu'il semblait se moquer totalement de l'existence même des classes sociales. Là, ce n'était plus de l'exaspération, c'était une haine féroce qu'il suscitait, et ce de façon égale à la fois au sein des aristocrates les plus conservateurs et des révolutionnaires les plus excités. Je lui répétais souvent à l'occasion qu'il devrait faire plus attention, qu'il ferait mieux d'éviter de s'attirer autant d'ennemis. En même temps, quand je le voyais échapper aux ennuis avec souplesse, voire même, sans avoir l'air de s'en apercevoir, je me disais que mes conseils étaient inutiles. 

Pour être parfaitement honnête, si j'avais connu Sonder une fois sa réputation bien établie, je me serai probablement enfui aussi loin que possible. Ma famille était de la petite noblesse sans grand patrimoine, et mon idée en arrivant à l'Université était d'éviter tout ennui potentiel pour m'assurer une future carrière sans histoire, par exemple comme haut fonctionnaire dans une institution respectable mais peu connue. J'étais donc un étudiant sans le moindre aspect particulier, parfait représentant de milliers d'autres étudiants sans intérêt particulier comme moi. Mais le hasard des placements d'amphis en début d'année, quand on ne connaît encore personne ou presque, et des groupes de travaux pratiques avait fait qu'on se rencontre très vite. Sans aucune méfiance, je l'ai tout de suite trouvé sympathique, et il s'intégra de façon parfaitement spontané au groupe d'amis que je me faisais petit à petit. Ce ne fut que progressivement que le côté excentrique de sa personnalité nous apparut à tous, tandis que sa réputation commençait à se faire de plus en plus précise. Mais à ce moment là, cesser de le considérer comme un ami aurait été quelque peu déplacé et je n'y songeais même pas. J'envoyais donc au diable mes idées initiales de prudence, me disant que la vie serait plus intéressante en le suivant. Et je n'allait pas être déçu...

* * * 

Pour vous donner un exemple des frasques de Sonder qui firent exploser sa réputation, voilà par exemple un débat qui se déroula pendant un banal cours de géologie, parlant de la chronologie des fossiles. C'était il est vrai un sujet controversé, mais Sonder, à la grande surprise de tous, ne se contenta pas de relancer une millième fois la même polémique, mais réussit à l'amener dans des régions inédites. 

- Comme vous pouvez le voir, expliquait le professeur d'une voix monocorde, nous disposons de nombreux témoignages des animaux et des plantes du passé, à travers les fossiles. Hélas, les forces géologiques sont telles que pas un seul fossile vieux de plus de deux millions d'années n'a jamais été retrouvé. L'origine de la vie reste donc fort mystérieuse... 

Sonder leva alors la main pour poser une question : 

- Comment les scientifiques expliquent-ils une telle absence ? Ils n'ont pas assez cherché ? 

- Bien sûr que non, ils ont fouillé tout le globe ! C'est tout simplement parce qu'il n'existe pas de roche sédimentaire vieille de plus de deux millions d'années. 

- Oui, mais ça ne résout pas le mystère. Pourquoi diable n'y a-t-il pas de roche sédimentaire plus ancienne ? 

- Parce qu'elles ont subi le métamorphisme, qui les transforme et détruit les fossiles. 

- Si on admet ce mécanisme, pourquoi observe-t-on une coupure aussi net dans la chronologie ? Ce n'est pas logique. Il devrait y avoir une disparition plus progressive. 

Le professeur commença à regarder Sonder de travers. C'était il est vrai un thème fort prisé par les excentriques en tout genre, qui sautaient avec enthousiasme et imagination sur toutes les lacunes et les points obscurs des théories officielles. Certains ne se prenaient bien sûr pas au sérieux et se contentaient d'écrire des histoires de science-fiction, souvent à succès. Mais d'autres se proclamaient scientifiques et prétendaient tout expliquer mieux que les autres, tout en parlant d'un complot pour occulter la vérité. Et bien sûr, certains prenaient au sérieux toutes ces divagations. De toute évidence, le professeur redoutait que Sonder fasse partie de ces gens-là, et il grinçait déjà des dents. 

- J'espère que vous n'allez pas me sortir une de ses théories ridicules expliquant qu'une gigantesque catastrophe a anéanti toute civilisation. Seuls des procédés géologiques peuvent expliquer de telles transformations. Même des bombes mille fois plus puissantes que nos bombes à fusion ne pourraient pas détruire d'un seul coup tous les fossiles de la planète. 

- Je suis bien de cet avis. 

- Me voilà rassuré. 

- En fait, je pense qu'aucun mécanisme, naturel, ou artificiel ne pourrait détruire tous les fossiles antérieurs à une date donnée, sur toute la planète.

Le prof, surpris, lui demanda alors : 

- Mais alors où sont-ils ? Depuis presque 300 ans que les fossiles sont scientifiquement étudiés, aucun d'entre eux, ni aucune roche sédimentaire, n'a pu être daté de plus de deux millions d'années. 

- Peut-être ces fossiles n'ont-ils jamais existé alors ? D'ailleurs, de nombreux géologues admettent l'existence de roches anciennes qui devraient contenir des fossiles, mais n'en contiennent pas. 

- En effet, je suis au courant de ces travaux. Mais ils ne répondent pas à la question qui se pose alors. D'où vient la vie alors ? Du néant ? 

- C'est peu probable. La génétique et les lois de l'évolution de Czaplin montrent que de toute évidence, l'apparition de la vie et d'écosystèmes complexes est un processus très lent. 

Tout l'amphi avait désormais les yeux rivés sur le débat qui ne cessait de prendre de l'ampleur et de frôler les thèses issues des amateurs de paranormal et de science alternative. Comme bon nombre d'enfants et d'adolescents, j'avais été passionné par ces sujets et y avait souvent cru. Mais aujourd'hui, après être rentré à l'Université Impériale de Slanbourg, j'avais bien sûr abandonné depuis longtemps tout ce fatras au profit de la rigueur scientifique. Ce n'étaient que des légendes modernes, et je n'arrivais pas à prendre au sérieux ceux qui y croyaient encore. Sauf que Sonder était encore un zigoto d'une toute autre sorte.

- De toute évidence, continuait-il, la vie n'est pas apparue de façon normale sur cette planète, il y a trop d'observations contradictoires au sein de la science actuelle. 

- Ce sont des déclarations pour le moins audacieuses. Et comment pensez-vous donc qu'elle est apparue ? 

- De façon artificielle, dit Sonder très calmement. 

Cette déclaration fut probablement de trop, car toute la salle explosa, cris d'indignations et d'encouragements mêlés. Le professeur de son côté, avait un sourire mauvais, qui de toute évidence, indiquait qu'il prenait Sonder pour un cinglé. Mais ce dernier continuait, imperturbable. 

- Si on regarde les données géologiques avec un tant soit peu d'objectivité et d'ouverture d'esprit, on est forcé d'admettre que les couches chronologiques sont incohérentes.  

Le chaos était désormais total : partisans des idées de Sonder et du professeur étant en train de s'échanger des arguments lapidaires au sein de nombreux petits groupes. Devant un tel spectacle, le professeur finit par perdre tout son sang froid. Il tapa avec un gros volume sur son bureau puis dit :

- Puisque c'est comme ça, le cours est ajourné. Il est hors de question que je fasse cours dans un tel chaos ! 

Et il sortit, très digne, sans réaliser que de toute façon il ne restait que cinq minutes sur l'horaire. Les discussions continuèrent, de nombreux étudiants n'ayant même pas remarqué ce départ. Sonder quitta lui aussi l'amphi, tout aussi discrètement, et je ne su jamais si le calme était revenu rapidement ou non. Mais je ne reçu aucun écho, qui n'auraient pas manqués si le cours suivant n'avait pas pu commencé, aussi je pense que les débats se calmèrent rapidement en l'absence des deux principaux protagonistes. 

- Tu pensais vraiment ce que tu disais ? lui demandai-je dans les couloirs. 

- Sur les incohérences entre géologie et biologie ? Oui, bien sûr. 

- Et sur l'apparition artificielle de la vie ? 

- Ah non, ça j'ai improvisé. 

- Quoi ? Pourquoi tu avais l'air si sûr de toi alors ? 

- Je voulais lancer un débat, et il y a rien de mieux que ce genre de méthode pour que ce soit efficace. 

- Efficace, tu l'as dit. On était à deux doigts de l'émeute.

- Certes, mais je peux t'assurer que beaucoup de monde va se pencher sur ce problème, maintenant. Aussi bien parmi les professeurs que parmi les étudiants. 

- Je me demande si je dois t'admirer ou te fuir... 

Et de la sorte, Sonder se fit une réputation de perturbateur sans jamais faire quelque chose de vraiment répréhensible. Certains enrageaient et le traquaient pour lui trouver quelque chose sur quoi l'accuser. Mais Sonder était désespérément irréprochable, à moins de l'accuser d'impertinence, ce qui n'était pas un crime, hélas pour eux. Je commençais pour ma part à m'habituer à Sonder, quand plusieurs événements me firent comprendre qu'il était plus qu'un simple excentrique de génie. 

* * * 

Le premier incident se produisit un jour ordinaire, deux ou trois mois après la cérémonie d'entrée. La matinée allait être occupée par un long cours de physique, et je me préparai déjà mentalement à cette épreuve difficile. Nous nous dirigions vers l'amphithéâtre où le cours avait lieu, moi, Sonder, ainsi que Sarya ou Lirtyo. Sonder était parti dans une longue explication d'une de ses théories extravagantes, portant aujourd'hui sur les rapports entre la technologie et la magie. À un moment donné, nous croisâmes un groupe de jeunes nobles de haute famille, parmi les plus conservateurs que l'on pouvait trouver au sein de l'Université. Pour bien afficher leurs idées politiques, ils arboraient à la ceinture des épées richement décorées, preuve de leur statut supérieur et de leur attachement au système traditionnel. Bien entendu, ils en avaient le droit, mais un tel accessoire était mal vu, et tout juste toléré. Moi-même trouvait l'idée ridicule. Même si j'en avais le droit en tant que noble, jamais je n'avais eu l'épée à la ceinture en dehors d'une ou deux occasions officielles où c'était de toute façon une obligation. C'était une arme après tout, et nous n'étions plus à l'époque ou tout homme devait pouvoir se défendre contre les brigands ou les assassins surgissant à chaque coin de rue. 

Je vis une seconde trop tard qu'ils allaient passer un peu trop près de nous. L'un d'entre eux fit un écart, et bien entendu, Sonder ne dévia pas d'un pouce de sa trajectoire. La bousculade fut légère, et en temps normal, un simple pardon, même mal articulé, aurait suffit. Mais ce n'était pas un moment normal, ni deux étudiants ordinaires, qui venaient de se cogner l'un contre l'autre. 

- Oh, pardon, dit négligemment Sonder, précisément comme s'il avait bousculé un élève ordinaire. 

- Dis donc, crétin, tu crois pouvoir t'en sortir comme ça ? Comment oses-tu me bousculer ? 

Je réalisais avec effroi que c'était Yroclan, fils du Comte de Mâcheterre, un des nobles les plus puissants et les plus psycho-rigides de l'Empire. De toute évidence, son fils semblait prendre un malin plaisir à continuer la tradition familiale, en lui ajoutant la perfidie et la provocation. Sonder et lui s'étaient déjà croisés à plusieurs reprises et très vite, en était venus à se détester cordialement l'un l'autre. 

- Désolé, je ne t'avais pas vu, fit Sonder, en souriant poliment. 

- Et tu oses me tutoyer, en plus ? Décidément, cette Université est de plus en plus mal fréquentée. 

- Pourquoi devrais-je te vouvoyer alors que tu me tutoies ? Soit un peu logique voyons. 

- Sonder, calme-toi, sifflais-je entre les dents. On a autre chose à faire que se répondre à leurs provocations. 

Mais Sonder ne semblait pas l'entendre de cette oreille. Quand à l'autre, il souriait de plus belle, ce qui était mauvais signe. Il continua : 

- Il est temps de montrer à cette université que les roturiers doivent rester à leur place. Je vais faire un exemple de toi. Tu n'as que trop abusé de ma patience.

Et il gifla Sonder du dos de la main, le coupant même légèrement avec sa bague. 

- Ce soir, dans le carré d'escrime du lac. 

- Un duel ? Mais c'est de la folie, dis-je ! 

- Oui, ajouta Sonder. Je me doutais que tu étais vieux jeu, vu la quincaillerie que tu te trimballes, mais je ne pensais pas à ce point là. 

- Tu as peur ? Si c'est le cas, il te suffit de demander pardon. Avec le rituel traditionnel, bien sûr. 

- En te baisant les chaussures ? Là je crois que tu rêves... Je suis ton homme pour ce soir. 

- Sonder ? fis-je, stupéfait. 

Yroclan était connu comme un escrimeur de premier plan, ce qui était logique vu ses origines familiales. Il avait été entraîné depuis son plus jeune âge, comme tous les nobles de haute famille. Moi-même avais-je subi de longues leçons de cet art, même si le statut modeste de ma famille et mon intérêt limité m'avais permis de ne pas devenir un expert. Mais Sonder, de son côté, était un roturier, et n'avait à ma connaissance jamais tenu une épée. C'était quasiment suicidaire, étant donné les coutumes des duels. 

Une fois en cours, je lui demandais à voix basse, dès que l'occasion se présenta, quelle mouche avait bien pu le piquer. 

- Tu es complètement fou, tu te rends compte qu'il va tout faire pour te tuer, et probablement réussir ? 

- Les duels à mort sont interdits, voyons, Asderian. On s'arrêtera au premier sang. 

- Tu sais très bien que les accidents sont nombreux, et Yroclan ne se gênera pas pour en provoquer un. Avec son statut, il sera cru sur parole par n'importe quel policier. Il n'y aura même pas d'enquête. 

- Il faudrait pour cela qu'il puisse gagner. 

- Qu'est-ce que tu veux dire ? 

- Tu verras... Seras-tu mon témoin ? 

- Comme si j'avais le choix... grommelai-je. 

Mais il souriait avec confiance, et je ne pu rien lui extorquer de plus à ce sujet de toute la journée. Lorsque l'heure du duel arriva, je constatai que la rumeur s'était répandue dans certains milieux de l'Université : Une petite troupe, composée d'amateurs de duels, de militants politiques et de nobles desœuvrés s'était massé autour du lieu convenu. Yroclan nous y attendait, avec son témoin et toute sa bande de nobles rétrogrades. 

- Il est de coutume que le choix des armes soit laissé à celui qui a accepté le duel. Mais je doute qu'un roturier sache faire un choix adéquat. 

Sonder se contenta de hausser les épaules, et s'approcha de l'assortiment d'épées et de sabre de toute sorte qui avait été préparé. À la grande surprise de tous, il hésita peu, et après un rapide coup d'oeil pour examiner tous les choix possibles, se décida pour une paire de sabres courbes, à un seul tranchant.  

- Tu es complètement fou. 

Ce genre d'arme blanche, et les règles de duel qui les accompagnaient, étaient reconnues parmi les plus difficiles et seul un escrimeur de haut niveau les auraient choisies. Yroclan ricana de plus belle, tandis que mon propre cœur commençait à battre frénétiquement. Je vis du coin de l'œil que plusieurs maîtres d'armes de l'Université étaient là, et suivaient la scène avec un air particulièrement intéressé. Il ne manquait plus que ça... 

Les deux duellistes se mirent en position, puis firent le salut rituel. À ma grande surprise, Sonder l'exécuta à la perfection, et de façon parfaitement naturelle. Il avait donc au moins déjà pratiqué l'escrime. Il aurait pu me le dire. Mais cela ne changeait rien au fait qu'Yroclan était un bretteur émérite, et je ne voyais pas comment il espérait tenir contre lui. 

Puis le duel commença. Yroclan attaqua aussitôt sans merci, et Sonder recula de plusieurs mètres sous la brutalité de l'assaut. Yroclan souriait de plus belle, alternant différents types de coups, aussi bien de taille que d'estoc, comme s'il faisait une démonstration académique. Sonder paraît ces coups l'un après l'autre, adroitement et sans perdre son calme. Mais il était évident que toute son attention y passait, et qu'il ne pouvait pas se permettre de contre-attaquer. À ce train-là, Yroclan allait l'avoir à l'usure. Yroclan dut se faire la même réflexion, car il cessa soudain d'attaquer et fit quelques pas en arrière. Gagner en épuisant son adversaire jusqu'à ce qu'il fasse une erreur n'était sans doute pas assez glorieux et spectaculaire pour lui.

- Tu te défends mieux que je n'aurai cru, roturier. Mais cela ne change rien, tu n'as aucune chance contre moi. 

Il changea alors de position, et des murmures se firent dans la foule. 

- Il va utiliser l'attaque du renard blanc... 

Je reconnu alors également cette position. De toute évidence, Yroclan avait décidé d'en mettre plein la vue en effectuant la botte secrète de sa famille. Bien sûr, cela faisait plus d'un siècle qu'elle n'était plus secrète du tout, mais on l'appelait encore ainsi, par respect pour tous les morts qu'elle avait causé de par l'histoire. Et un peu par snobisme aussi... 

Yroclan, vif comme l'éclair, fondit alors sur Sonder, qui semblait totalement dépassé. Sa garde était totalement baissé, et sa posture n'avait rien d'académique. Je voulus pousser un cri, mais rien ne sortit de ma gorge. Tout se passa très vite et je n'eut pas le temps de comprendre ce qui se passait. Le sabre de Sonder était soudain à un autre endroit, tandis que celui de Yroclan se retrouvait à s'agiter dans l'air. Chacun des duellistes continua sur sa lancée, puis ils se retournèrent pour dévisager l'autre. 

Yroclan semblait particulièrement stupéfait que sa botte n'ait pas été couronnée de succès.  Les murmures avaient redoublé d'intensité parmi les spectateurs. Parmi les plus proches de moi, j'entendis parler de « chance de débutant », et « d'escrimeur qui n'est surpris que par un adversaire néophyte, donc imprévisible et dangereux ». Puis soudain une estafilade se mit à saigner sur la joue d'Yroclan et se fut la stupéfaction totale. Les murmures se transformèrent aussitôt en brouhaha indescriptible.

- Il a gagné ! 

- Incroyable ! 

- Comment a-t-il pu le toucher ? 

Il était en effet déjà surprenant que Sonder ait pu échapper à l'attaque du renard blanc, mais de là à en profiter pour porter un coup, c'était du jamais vu ! Si je ne l'avait pas vu faire n'importe quoi au moment de parer l'attaque, j'aurais cru que c'était voulu. Mais c'était impossible. Sonder devait être l'escrimeur le plus chanceux de tous les temps, c'était la seule explication crédible à mes yeux sur le moment. 

Yroclan, les yeux écarquillés, passa une main sur sa joue et la retira ensanglantée. Toute trace de calme disparut en lui et, ramassant son sabre, il se remit en position d'attaque, enfreignant toutes les règles du duel. 

- Meurs, sale bouseux ! hurla-t-il en lui fonçant dessus comme un taureau furieux, oubliant totalement ses manières raffinées. 

Mon cœur s'arrêta de battre une nouvelle fois. Sonder allait être assassiné sous mes yeux sans même que cela puisse passer pour un accident. C'était odieux, un meurtre patent, et je ne pouvais rien faire. Même parmi ses ennemis présents, je doutais que quiconque ait le courage de témoigner contre lui. Et si je le faisais, cela signifierait la destruction de ma famille, sans aucune garantie que cela serve à quoi que ce soit. 

Mais encore une fois, je me trompais. Sonder regarda son adversaire arriver sans ciller, puis se mit à bouger à une allure que je n'aurais pas cru possible. Ce fut une défense foudroyante, comme celle d'un serpent que l'on dérange. Je ne vis absolument rien de ce qui se passait, mais un instant Yroclan fonçait droit sur lui, et l'instant suivant, il était à terre, se tordant de douleur en serrant son poignet droit. Sonder s'éloigna tranquillement pour reposer son sabre dans son écrin.

Un homme s'était tout de suite approché d'Yroclan et commença à l'examiner. Ce devait être un médecin, car il s'occupa de lui sans hésiter. 

- Mon poignet ! gémissait Yroclan. 

Je n'osais même plus m'approcher de Sonder tellement j'étais surpris de ce qui s'était passé.  Je finis par comprendre qu'il lui avait cassé le poignet. En fait, il l'avait littéralement pulvérisé en frappant du plat de son sabre avec une force prodigieuse. Sans doute la pire des blessures possibles pour un escrimeur. Plus jamais il n'aurait la précision et la maîtrise nécessaire à une pratique de haut niveau.

- Intéressant, votre ami, me dit alors un des maîtres d'armes. 

Ce dernier m'avait approché sans que je ne le vois. Avec ses cheveux blancs et ses yeux  rêveurs, il avait l'air affable et inoffensif. Ce qui était sans aucun doute une apparence trompeuse vu son titre au sein de l'Université.

- Il m'a berné presque tout du long du duel. Mais il n'y a aucun doute. Il ne faisait que jouer avec Yroclan. 

- Quoi ? Mais c'est impossible... 

- Je ne sais pourquoi il n'est jamais venu pratiquer au sein de l'Université, mais de toute évidence, il est d'un niveau et d'un talent exceptionnel. Cela change de tous ses jeunes héritiers qui sont doués et entraînés, mais bien trop arrogants et sans vrai talent. 

- Vraiment ? 

- Oui. Il faut absolument que je lui parle, mais le moment ne me semble guère idéal. Il est bien trop entouré de ses nouveaux admirateurs. Oserais-je espérer que vous lui fassiez passer le message ? 

J'acquiesçais sans trop réfléchir, puis je me dirigeais vers Sonder. Quelque soit la raison de sa victoire, je devais aller le féliciter, et non rester sur place avec une grotesque expression de surprise et d'incompréhension, comme je devais probablement avoir en ce moment. Les questions pouvaient attendre... 

Mais malgré mes espérances, je ne tirais que peu d'informations de Sonder. Bien entendu, il admit avoir appris l'escrime, mais il restait étrangement modeste sur son niveau. 

- Je ne suis pas si doué que tu sembles le penser, Asderian. Mon niveau est honorable, mais sans plus, comparé à celui d'un noble. J'ai surtout eu de la chance, et j'ai su en profiter. 

- Ne te moque pas de moi. Jonqlar, un des maîtres d'armes les plus respectés de l'Université m'a affirmé le contraire. 

- Que dire ? Il se trompe, c'est tout. Personne n'est parfait, et Jonqlar a aussi la réputation de se laisser emporter par son enthousiasme.  

- L'enthousiasme n'a rien à voir là-dedans. Il est assez compétent pour faire la part des choses ! 

- Comment peux-tu en être si sûr ? À mon avis, il cherche juste à se trouver un protégé parmi les ennemis de Yroclan. Ce serait parfaitement logique vu ses positions politiques progressistes. Mais je ne suis pas son candidat idéal, j'en suis désolé pour lui. 

Une part de moi criait que l'argumentation de Sonder était ridicule et que ce n'était que de piteux mensonges. Mais il les assenait avec une telle force et un tel naturel que je ne pu m'empêcher d'être ébranlé dans mes convictions. Et c'est ainsi que je finis par abandonner l'idée de tirer au clair cette histoire et que je décidais de lui faire confiance. Il me dirait la vérité quand il en aurait envie. 

En revanche, je ne pus m'empêcher de regarder Sonder avec œil nouveau. Sa confiance en soi me semblait tout d'un coup bien plus justifiée. Mais cela soulevait aussi beaucoup de questions, auxquelles visiblement Sonder n'était pas disposé à répondre.

* * * 

Le second incident se produisit quelques mois plus tard, alors que nous nous préparions à profiter de nos vacances pour passer une dizaine de jours au bord de la mer. C'était Sarya qui nous avait proposé de profiter du petit manoir que sa famille possédait dans le Sud de la Péninsule des Cravants. Le jour venu, notre petit groupe se retrouva à l'aéroport pour prendre l'avion qui nous permettrait de franchir les quelques 10 000 kilomètres qui nous séparait de notre destination. Notre vol allait utiliser comme c'était prévisible un des nouveaux jets supersoniques Jinkells H410, fleurons de l'industrie aéronautique de l'Empire.  

- Mais regardez-moi cette beauté ! s'extasiait Lirtyo tout en gesticulant devant les baies vitrées. C'est l'avion civil le plus rapide du monde, et il peut transporter 300 passagers. Sa vitesse de croisière frôle Mach 2 et ses deux réacteurs... 

- Calme-toi, voyons... Tout le monde te regarde, dit Sarya, gênée. 

Mais il était vain de calmer notre technophile de service. Il continua sur le même ton enthousiaste pendant l'embarquement et ne se calma que quand il entra dans l'avion lui-même. La plupart des passagers étaient des hommes d'affaires ou de riches touristes, et notre petit groupe semblait être le seul à même de faire baisser la moyenne d'âge des passagers. Certains nous regardèrent même d'abord d'un œil inquisiteur, comme si nous étions des intrus. Mais les blasons de l'Université sur nos sacs les rassurèrent vite : nous n'étions pas de jeunes zazous mais de respectables étudiants, certes un peu trop enthousiastes, mais qui feraient partie de leur monde dans quelques années. 

Nous nous installâmes tranquillement et l'avion finit par se détacher de la zone d'embarquement pour rouler vers la piste de décollage. Puis il se mit à accélérer de toute la puissance de ses moteurs et il s'arracha avec grâce de la surface pour monter rapidement à son altitude de croisière. 

- Je ne pensais pas qu'on passait si près de la frontière avec l'Union, fit Sonder en regardant le plan de vol sur le petit écran incrusté devant son siège. 

- Cela fait économiser du carburant, expliqua Lirtyo. Mais dès que les relations diplomatiques avec l'Union se détériorent, les avions passent plus à l'Ouest. En fait, on peut même déterminer la situation politique du moment rien qu'en étudiant les plans de vol des avions et leur consommation de carburant. 

- Je me demande si je dois trouver ça sinistre ou amusant, dis-je. 

Mais déjà les hôtesses était en train de passer avec des rafraîchissements et la conversation embraya sur d'autres sujets. Malgré la vitesse de l'avion, le voyage allait quand même durer presque cinq heures. Tout le monde s'installa tranquillement, pour profiter du confort de l'appareil, qui était largement à la hauteur, même pour nous qui ne voyagions bien sûr pas en première classe. 

Nous en étions à peu près à la moitié du trajet, et la plupart des passagers somnolaient, digérant un bon repas, quand les choses commencèrent à mal tourner. Moi-même, je regardais un des films disponibles, somnolant à moitié, grâce à l'intrigue subtilement dénuée du moindre intérêt, sans me douter de rien. Un certain remue-ménage semblait se produire à l'avant de l'avion, sans que je n'y attache la moindre importance, jusqu'à ce qu'un homme habillé de noir débarque et clame, d'une voix forte : 

- Que personne ne bouge et tout se passera bien. 

Il avait une mitraillette en bandoulière, et je ressenti alors à ce moment un instant de pure terreur. 

Deux autres hommes arrivèrent sur ses talons et il continua à expliquer la situation, même si tous les passagers avaient parfaitement compris dans quel merdier on était. 

- Nous sommes membres de la Fraternité Républicaine Révolutionnaire ! Nous n'avons aucun désir d'abréger vos vies, ni même de faire le moindre blessé. Mais quiconque ne nous obéira pas subira les conséquences de ses actes ! Pour le moment, restez tranquille et tout se passera bien.

Il commença à s'avancer entre les sièges tout en parlant, balayant les passagers du regard, tout en brandissant sa mitraillette de façon bien visible. La plupart des passagers essayaient de garder leur calme, mais la peur se voyait sur leur visage, et je ne valais guère mieux. J'entendis quelques sanglots, sans que je puisse dire d'où ils venaient. Peu de détournements d'avions avaient réussi ces dernières années, et rares étaient les passagers à s'en être sortis en vie. Aussi avions-nous bien du mal à être rassurés par ce beau discours, qu'il soit sincère ou non. 

- Nous sommes en ce moment même en train de transmettre à votre gouvernement corrompu et totalitaire nos exigences. Si tout se passe bien, nous atterrirons sur le territoire de l'Union où vous serez libre de rester. Priez pour que vos dirigeants placent une certaine importance à votre vie. 

Et il repartit vers l'avant de l'avion, laissant ses sbires pour nous surveiller. Je regardais mes amis autour de moi et vit sans surprise qu'ils étaient aussi inquiets et peu rassurés que moi. Sauf... Sauf Sonder qui semblait rester calme, sans la moindre trace de peur. En fait, je le connaissais assez pour voir que derrière son masque, il devait être en train de réfléchir à toute allure. 

- Surtout, ne fait pas n'importe quoi, l'implorai-je. 

- Ne t'inquiète pas... répondit-il. 

Il me sourit, toujours aussi calme, mais je ne pu m'empêcher de m'inquiéter encore plus. On était déjà dans un beau pétrin, mais si Sonder se mettait à jouer les héros... Enfin, il avait la place hublot et il ne pouvait donc pas bouger sans me passer dessus. Ce n'était pas grand chose, mais c'était au moins ça. 

De très longues minutes passèrent sans que rien ne se passe. Les terroristes de base continuaient de se déplacer dans les travées pour nos surveiller, tandis que leurs supérieurs semblaient tous se situer à l'avant de l'avion. 

- C'est bizarre, dit Lirtyo en chuchotant. 

Il était situé un rang derrière nous, du côté du hublot, et semblait absorbé par la contemplation du paysage montagneux. 

- Quoi donc ? 

- Vu notre proximité de la frontière, ils devraient déjà s'être mis à l'abri dans l'espace aérien de l'Union. Mais on dirait que l'on reste toujours prudemment du côté impérial de la frontière. 

- Comment peux-tu le savoir ? 

- Je connais bien la géographie de la région. Cette montagne, là, c'est le Mont Carré. Sa forme est très particulière, je ne peux pas me tromper. 

Mais la conversation fut plus ou moins stoppée nette, car un des terroristes repassait près de nous, faisant taire tous les chuchotements au sein des passagers. Puis sans aucun signe avant-coureur, un coup de feu retentit. 

Une vague de panique saisit les passagers, mais aucun ne bougea réellement, car nos gardiens nous hurlèrent de rester silencieux et assis. Je vis du coin de l'oeil une femme évanouie et un homme pris de vomissements. Sonder lui, avait pris un air plus déterminé que jamais, mais bizarrement, semblait parler avec lui-même, à voix tellement basse que je n'entendais rien. Puis il laissa s'échapper un juron que je ne reconnus pas du tout, qui me sembla même appartenir à une langue étrangère. 

- Ils nous mentent depuis le début. 

- Quoi ? 

- Ils n'ont jamais contacté notre gouvernement. Les autorités n'ont même pas réalisé que ce vol a été détourné.

- Quel intérêt de détourner un avion si on ne revendique rien ?  

- La centrale nucléaire de Thorzad. C'est probablement leur cible. 

- Hein ? 

Il détacha alors sa ceinture sous mes yeux ahuris, tandis que je me demandais encore ce qu'il voulait dire, et avec une souplesse quasiment inhumaine grimpa sur le dossier de son siège. De là, il passa sur le dossier de mon siège, puis il se retrouva dans la travée. Toute l'opération n'avait duré qu'une ou deux secondes, et il avait choisit un moment où aucun des terroristes ne regardait directement vers nous. Mais plusieurs passagers laissèrent échappé des petits cris de surprise, et déjà les deux terroristes les plus proches de nous se tournaient déjà vers Sonder. 

Je découvris alors qu'il avait récupéré sans que je ne m'en aperçoive non seulement le couteau de son plateau-repas, mais aussi le mien. Et encore plus surprenant, ils avaient l'air soudain bien plus aiguisés. 

- Bouge pas ! cria un des terroristes, hésitant à tirer sur un des otages. 

De toute évidence, ce fut une erreur pour lui. Sonder se déplaçant à toute allure tout en restant presque plié en deux, se plaça juste sous son nez. Et sans la moindre hésitation, il lui planta un des couteaux de base en haut, pénétrant la gorge juste au-dessus de la pomme d'Adam. Puis il fit un autre geste et le couteau ressortit, sectionnant net la jugulaire. 

- Enfoiré ! cria l'autre terroriste, tout en braquant son fusil mitrailleur sur Sonder. 

Mais de l'autre main, il avait déjà lancé son deuxième couteau qui vint se ficher profondément dans un des yeux du terroriste. Il s'effondra en silence, tout aussi mort sur le coup que son compagnon. Sonder, toujours aussi calme, revint vers l'avant de l'avion, visiblement prêt à s'attaquer aux terroristes restants. Je ne pu m'empêcher de lui dire tandis qu'il passait à côté de nous : 

- Tu ne récupères pas leurs armes ? 

- Ces fanatiques sont complètement cinglés de seulement songer à tirer avec ce genre de pétoire dans un avion aussi fragile. Je préfère m'en tenir à des armes plus propres. 

Et il cligna de l'œil dans ma direction. Je réalisai avec effroi que ce devait être une tentative d'humour noir : le sang du premier terroriste était en effet en train de s'étaler dans la travée et sous les pieds de certains passagers, qui ne savaient plus où les mettre. 

- Pas un de vous ne bouge de son siège, OK ? 

Personne ne dit un mot, et il disparut vers l'avant de l'avion. 

La plupart des passagers semblait ne plus comprendre du tout ce qui se passait, et moi non plus, il faut bien avouer. Sonder venait d'éliminer deux terroristes avec une efficacité et une absence d'hésitation tout simplement hallucinante. Et il semblait bien parti pour faire de même avec les terroristes restants. 

- Il n'y a qu'une seule explication, dit Lirtyo, chez qui la peur et l'excitation semblaient alterner. Sonder est un agent secret ou un membre des forces spéciales. 

- Ne dit pas de bêtises ! fit Sarya. C'est juste un étudiant ! 

- Tu croises souvent des étudiants qui tuent des terroristes d'un seul coup avec de mauvais couteaux ? dis-je, sarcastique.  

- On ne comprendra ce qui se passe qu'en lui posant la question. Inutile de se disputer comme ça. 

Je me penchais pour essayer de voir ce qui se passait à l'avant. On n'entendait aucun bruit en dehors du murmure de l'avion et du léger brouhaha des passagers, ce qui devait probablement être une bonne chose. Mais qui ne m'empêchait pas de m'inquiéter et de me demander comment Sonder s'en sortait. Pris d'une soudaine impulsion, je détachais ma ceinture, et me glissait dans la travée. 

- Qu'est-ce que tu fous ?

- J'essaie de voir ce qui se passe. Ne bougez pas. 

Mais alors que je m'apprêtais à m'avancer un peu, des bruits de bagarres se firent entendre, et je vis un terroriste au loin s'effondrer sur le sol de l'avion, probablement mort. Une fraction de secondes plus tard, un épouvantable vacarme se fit entendre, puis l'avion tangua avant de se mettre à piquer fortement du nez. 

- Et meeeerde... 

N'étant pas attaché, je dégringolais tout du long de la travée, ne réussissant à freiner ma chute qu'une fois presque arrivé à la hauteur du troisième terroriste mort. L'avion se redressa alors un peu, mais continuait de perdre de l'altitude. Sans plus réfléchir à ce que je faisais, je me précipitais vers l'avant, croisant des hôtesses terrorisées et des cadavres de terroristes. Je notais aussi deux corps en uniforme de la compagnie aérienne : probablement le pilote et le co-pilote. Ce fut donc avec une certaine résignation que je vis Sonder dans le siège du pilote quand je rentrais dans le cockpit. 

- Rassure-moi, tu sais piloter cette chose, fis-je en m'installant sans réfléchir dans le siège du copilote. 

Je ne sais trop s'il s'agissait de courage ou d'un contrecoup du choc émotionnel, mais toute peur m'avait absolument quitté. Allons donc, j'étais au milieu d'une prise d'otage par des kamikazes, et mon meilleur ami venait de les massacrer, avant de se mettre aux commandes d'un avion qui semblait à deux doigts de se crasher. C'était tellement absurde et rocambolesque que ça ne pouvait que bien se finir, que ce soit réel ou non. 

- Ces enfoirés ont saboté un des réacteurs en lui transmettant des commandes erronées via le bus de données de l'avion. Accroche-toi, on va atterrir en urgence... 

- Ici ? Il n'y a que des montagnes ! 

- Ouais, c'est bien le problème... Non, pas toi, je parle à Asderian ! 

Il avait brusquement changé de ton au milieu de sa phrase, et je mis quelques instants à comprendre qu'à la fin, il parlait à quelqu'un d'autre. Où était cette personne, et comment il lui parlait, je n'en avais aucune idée. Mais j'espérais fort qu'il ne parlait pas tout seul et qu'il était toujours sain d'esprit... Il continua sur le même mode : 

- Toujours pas de terrain plat à proximité ? Je sens que ça va être chaud. 

Puis il se tourna vers moi :  

- Il faut presque 3km de piste pour atterrir ce zinc. Et vu son état, je préférai avoir une bonne marge... 

- Ouais... C'est pas gagné. On est en plein dans les montagnes... 

Le paysage qui défilait sous nos yeux n'était en effet que pics et vallées, formant un relief incroyablement déchiqueté dans lequel rien n'aurait pu se poser à part un hélicoptère, et encore. Alors notre H410... L'avion ne perdait presque plus d'altitude, mais il y avait beaucoup trop de voyants rouges sur le tableau de bord, et Sonder transpirait à grosses gouttes, la mâchoire crispée. 

- Quoi ? Tu es sûr ? dit soudain Sonder, recommençant à parler tout seul. 

Et il vira de bord brusquement, faisant protester tout l'avion. 

- Qu'est-ce que tu fous ? 

- Désolé... J'ai un endroit ou atterrir. Mais quelques secondes de plus et on le dépassait. 

Le paysage ne semblait cependant pas devenir moins chaotique dans la direction que prenait Sonder. Toujours pas la moindre piste en vue. 

- Encore quelques minutes à tenir... 

Je me demandais encore ce que Sonder espérait quand le paysage changea brusquement : les montagnes plongèrent brusquement sur une grande surface parfaitement plane. 

- Le lac fossile de Der'sal ! 

Le lac fossile de Der'sal était une grande étendue plane de plusieurs kilomètres de large. Il était bien connu comme curiosité géologique majeure, mais peu de gens avait les moyens de le voir à cause de son isolement au milieu d'une région désertique et quasiment impossible d'accès. Et surtout...

- On est en plein dans le territoire de l'Union ! Tu es complètement fou ! 

- C'était ça ou se crasher contre la montagne. 

- Dit comme ça, évidement... 

- Rassure-toi, vu les relations diplomatiques actuelles, l'Union n'a aucun intérêt à nous garder en otage. Ils ne seront que trop heureux de nous renvoyer dans notre pays, contre quelques concessions politiques mineures. 

- J'espère... 

- Bon je vais tâcher de poser ce zinc sans trop de casse. D'abord, larguer un peu le carburant. 

- Hein ? 

- J'ai pas envie de flamber comme un poulet rôti. Je préfère avoir des réservoirs presque vides quand je serai au sol. 

Et il joignit le geste à la parole, tout en alignant l'avion sur le grand axe du lac. 

- Cos, tu peux me préparer une piste ? J'ai peur que la surface ne soit pas assez régulière, et j'ai pas envie de crever les pneus ou me prendre des débris dans les réacteurs. 

Ainsi donc son ami imaginaire avait un nom. C'était toujours bon à savoir... Mais quelques secondes plus tard, un avion de chasse à l'allure étrange apparu juste à coté de notre H410 avant de filer vers le lac. On était encore un peu loin pour que je puisse bien voir, mais je réussi quand même à comprendre que l'appareil inconnu était en train de faire du rase-motte juste au-dessus du sol. Qui changea vaguement de couleur à son passage, comme s'il avait fait quelque chose pour le modifier. 

- Je suppose que la personne à qui tu parlais est le pilote de ce machin. 

- Oui. Mais tu n'as rien vu. Compris ? 

- Euh... Oui. 

Sonder réajusta alors son casque de pilote et ouvrit le circuit audio interne. 

- Mesdames et Messieurs, nous allons dans quelques instants effectuer un atterrissage d'urgence. Je vous suggère fortement de rester assis et bien attachés, et de prendre la position de sécurité telle qu'elle vous l'a été décrite au début de ce vol. Vous éviterez ainsi toute blessure stupide et inutile et pourrez évacuer l'avion le plus rapidement possible une fois l'atterrissage terminé. Merci de votre attention. 

Sonder avait débité ce petit discours rapidement, mais avec une articulation parfaite. Je ne pus m'empêcher cependant de remarquer qu'il avait en partie pris un ton sarcastique et détaché. Décidément, il restait lui-même, même dans les situations les plus extrêmes. Je ne savais pas trop si je devais être rassuré ou affolé par un tel comportement, mais je n'eut pas le temps de me poser trop la question. Le sol était déjà là. 

Parfaitement aligné sur la piste improvisée, le jet toucha le sol très doucement, rebondissant légèrement une ou deux fois avant que le train d'atterrissage n'entre en contact définitif avec la surface du lac fossile. Puis il se mit à trembler de toute sa carlingue, tandis que Sonder inversait les réacteurs. De toute évidence, même préparée, la surface du lac était encore bien trop hostile comparé au tarmac d'un aéroport moderne. Tout un tas de cadrans supplémentaires virèrent au rouge, des alarmes nous crevèrent les tympans, et Sonder se mit à murmurer, malheureusement assez haut pour que je l'entende : 

- Merde merde merde ! 

Puis un des pneumatiques finit par lâcher (enfin, c'est ce que je supposais sur le moment), et l'avion trembla encore plus, tandis que je sentis que la cabine descendait encore d'un bon mètre supplémentaire. Les montagnes en face se rapprochaient à toute allure, et l'avion freinait bien trop lentement à mon goût. Sonder se mit à lancer des injures dans une langue qui m'était totalement inconnu, puis un grand flash enveloppa l'avion, et il se mit enfin à ralentir. Les montagnes s'approchaient toujours, mais de moins en moins vite. Puis l'avion finit par s'immobiliser, et Sonder lâcha un long soupir de soulagement, tout en se relâchant enfin.

- Putain, c'est pas passé loin. 

Divers bruits de portes qui s'ouvraient nous indiquèrent que les hôtesses avaient retrouvé leurs réflexes professionnels et étaient en train d'évacuer les passagers. Sonder posa son casque et se leva. 

- Ne traînons pas ici. L'avion semble avoir bien encaissé le coup, et il n'y a plus que quelques gouttes de kérosène, mais on sait jamais. 

- OK. 

Je le suivis, et en quelques secondes nous sortîmes de l'avion avec les autres passagers.  

Nous étions désormais sur le sol du lac fossile, et une brise fraîche se faisait sentir. Encore heureux que nous ne soyons pas en hiver, nous aurions été gelés en quelques instants. Il n'avait guère d'abris aux alentours, mais le petit groupe se déplaça quand même au pied des montagnes (qui n'étaient guère qu'à quelques centaines de mètre de l'avion). Quelqu'un demanda : 

- On devrait peut-être faire un signal quelconque ? 

- Ne vous inquiétez pas, dit Sonder. Les traces d'atterrissage sur le lac sont visibles comme le nez au milieu de la figure. Et le transpondeur de l'avion marche toujours. Ils n'ont saboté que la radio. Quiconque nous cherchera nous trouvera facilement. 

Curieusement, personne n'osa demander à Sonder qui il était et comment il nous avait sauvé d'une façon aussi spectaculaire et efficace. Certains passagers étaient encore sous le choc, mais entre les hommes d'affaires et les hôtesses, le petit groupe ne manquait pas de personnes dont le métier s'accordait mal avec la timidité. Du coup, j'aurai pensé que Sonder aurait eu à se sortir d'un flux sans fin de question, mais non. La plupart des gens qui s'était remis du choc semblaient avoir vaguement peur de lui. 

Naturellement, même si les secours étaient censés arriver rapidement, vu l'endroit perdu où nous étions, cela allait prendre au minimum quelques heures. Sonder, après avoir attendu un peu puis examiné l'avion, déclara qu'il n'y avait plus de danger. On sortit donc les couvertures de survie de l'avion et les bagages des passagers, et un bivouac improvisé s'installa pour la nuit. Les premiers contreforts de la montagne fournirent du petit bois et des petits groupes se formèrent, chacun avec son feu de camp. 

- Tu penses vraiment que nous sommes en sécurité de ce côté de la frontière ? finis-je par demander à Sonder. 

- Oui. Les diplomates vont s'arracher les cheveux sur la meilleure façon de procéder à l'échange. Les politiciens se les arracheront en découvrant la liste des concessions diplomatiques. Et les militaires seront verts de voir un H410 à peine endommagé entre les mains de l'Union. Mais dans quelques heures, au pire dans quelques jours, on sera chez nous, sans que quiconque nous ait maltraité. Personne ne souhaite que ce problème se transforme en crise majeure ou en guerre. 

- J'aimerais partager ton optimisme. Certains personnages haut placés, chez nous comme chez eux, seraient ravis d'avoir une excuse pour essayer leurs nouveaux joujoux. 

- On ne les laissera pas faire. 

- Qui, on ? 

Mais il passa un doigt sur ses lèvres, me demandant de me taire. Visiblement, il ne souhaitait pas me révéler tous ses secrets, même après ce que j'avais vu aujourd'hui. 

- Toi aussi, tu te demandes ce que nous cache Sonder, me demanda Lirtyo un peu plus tard. 

- Oui. Je n'arrive toujours pas à comprendre comment il a pu nous sauver de cette façon.

- Tu as vu le chasseur furtif qui est apparu de nulle part, puis a disparu de la même façon ? 

- Et comment. Sonder semblait communiquer avec le pilote. Mais je n'ai aucune idée de comment. 

- Tu sais que je connais tous les modèles d'avions militaires de l'Empire, de l'Union et des autres pays de la planète. 

- J'ai cru le comprendre, oui... 

- Et bien je peux te dire que ce modèle là, je n'ai aucune idée de ce que c'est. Il ne ressemble à aucun avion existant, ces marquages étaient totalement exotiques, et même sa façon de voler m'a semblé violé les lois élémentaires de l'aéronautique. 

- Qu'est-ce que tu veux dire ? 

- La solution la plus simple serait que c'est un prototype secret révolutionnaire. De l'Empire, puisque nous sommes censés avoir une large avance technologique sur l'Union dans ce domaine. 

- Sans compter qu'il nous a aidé. 

- Exactement. Mais franchement, je doute de cette solution. Et si Sonder semble de toute évidence une sorte d'agent secret, je doute qu'il soit de l'Empire ou de l'Union. 

- Quoi ? Tu débloques. Il viendrait d'où alors ? 

- Ça, c'est précisément ce que j'aimerais savoir... 

La nuit tomba et tout le monde se mit à dormir. Personne ne semblait penser que des tours de garde étaient nécessaires, mais personnellement, je ne pu dormir que d'un œil. Ce qui me permit de voir Sonder s'éclipser discrètement du groupe. Sans faire un bruit, je me levais et le suivais. Il s'était dirigé vers un chaos rocheux et de toute évidence cherchait un endroit discret. Un instant, je me sentis ridicule en me disant qu'il allait tout simplement satisfaire un besoin naturel. Mais je vis alors une autre silhouette et je redoublais de prudence pour passer inaperçu. 

- Alors ? demanda l'inconnu. 

- J'ai réussi pour le moment à les empêcher de me poser des questions. Mais je doute que mon sortilège dure encore très longtemps. Les secours arrivent bientôt ? 

- J'espère. Nos agents en place dans les États-Majors ont réussi à calmer le jeu. Mais tout ce petit monde reste quand même en effervescence. Ils ont compris que l'avion avait atterri en urgence ici, mais pas pourquoi. Du coup, ils sont tous un peu paranos. On a réussi à les convaincre qu'un ennui technique était la cause de tout çà. 

- C'est déjà ça... 

- Ils ont fini par se mettre d'accord pour envoyer deux expéditions de secours en super-hélicopères, qui doivent impérativement arriver ici en même temps. 

- Pourquoi faire compliquer quand on peut faire simple ? Enfin, il n'y a pas de blessés et on a du feu. Mais côté eau et nourriture, ça va vite être délicat. 

- Oui. On va faire de notre mieux pour que tout ça se fasse rapidement. Et dis-moi, c'est normal qu'un des passagers nous espionne ? 

- Quoi ? Ah merde, c'est Asderian. 

Je pouvais fuir, mais pour aller où ? Aussi, je jouais le tout pour le tout et m'avançais vers eux ne essayant de prendre un air détaché. 

- Désolé Sonder, mais je pensais que si je prenais pas l'initiative, tu ne m'expliquerais jamais le pourquoi du comment d'aujourd'hui. 

- Un point pour toi... 

- On fait quoi fit l'inconnu. Une petite amnésie ? 

Je frémis un instant. 

- Non, on peut lui faire confiance. Et il mérite qu'on lui dise la vérité. 

- Le Colonel va pas être content, si tu décides comme ça d'informer un autochtone.

- Il râlera, mais ça lui fera du bien, répondit Sonder avec un geste éloquent. Le protocole est assez permissif pour ce genre de problème et je ne viole aucun ordre direct... 

- Comme tu veux... 

J'étais arrivé à la hauteur et Sonder fit rapidement les présentations. 

- Asderian, je te présente Costhe. Costhe, je te présente Asderian.  

- Enchanté. 

- Voyons, par où commencer ? Je suppose que tu l'as déjà plus ou moins deviné, mais je ne suis pas vraiment un étudiant. J'ai été envoyé au sein de l'Université en mission d'infiltration. 

- Je commençais à me douter d'un truc dans ce genre en effet. Mais ce que j'aimerais bien savoir, c'est qui envoie des agents spéciaux en infiltration dans une fichue Université. Et pourquoi ? 

- C'est probablement là que tu auras du mal à me croire. Le pays dont je suis le citoyen n'est ni ton pays, ni l'Union, ni même la République de Marindet ou n'importe quel autre des pays que tu puisses connaître. 

- En effet, là, je me demande si tu n'es pas tombé sur la tête. T'es quand même pas en train de me dire que tu viens d'une autre planète ? 

- Si. 

- Oh merde... 

Si Sonder m'avait dit ça de but en blanc au milieu de l'Université, j'aurais appelé un médecin pour le soigner. Mais après ce que j'avais vu quelques heures auparavant, la situation avait changé. Sonder, un xénoplanètaire. Pourquoi pas ? 

- Dans ce cas là, explique-moi donc pourquoi tu as un look aussi humain. C'est une sorte de déguisement. En fait tu es une sorte de poulpe visqueux et très moche ? 

- Non, fit Sonder en riant. Je ne suis pas un Qlo'o'u, je suis bien un humain, tout comme les  habitants d'ici.

- J'ai du mal à croire que la vie ait pu évoluer de la même façon sur des planètes différentes. 

- Oh... Les formes de vie basée sur l'ADN ont toute un look assez proche. Mais pas à ce point là, je l'admets. Si nous sommes tous les deux humains, c'est que nous avons la même origine. 

- Hein ? 

- À ton avis, pourquoi je parle aussi souvent de toutes ces théories fumeuses sur les Anciens Astronautes ? C'est assez rigolo. Il y a largement assez d'indices disséminés ici et là, mais ni les historiens sérieux ni les illuminés n'ont réussi à reconstituer le vrai passé de cette planète. 

- Le vrai passé ? 

- L'humanité n'est pas apparu sur cette planète. En fait, tout l'écosystème de cette planète a été créé par terraformation il y a deux millions d'années. 

- OK... Alors c'est pour ça, donc, que l'on ne trouve aucun fossile plus ancien ? Je comprends mieux tes élucubrations pendant le cours de géologie. 

- Oui. Sur la plupart des planètes, on trouve des fossiles de tous les ages, parfois de plusieurs milliards d'années. Et les fossiles de plusieurs centaines de millions d'années sont chose courante. 

- Je connais des paléontologues réputés qui feraient une attaque en entendant ce genre de choses. Vu tout le temps qu'ils ont passé à expliquer pourquoi un fossile de plus de deux millions d'années ne pouvait pas se conserver... 

- Ouais, sûrement... intervint Costhe. Mais revenons à nos moutons. 

- Oui. Donc Costhe et moi, nous sommes des agents infiltrés ici pour préparer cette planète, en tant que Colonie Perdue, à reprendre contact avec la civilisation galactique. En principe, on travaille le plus discrètement possible. Mais quand on tombe sans prévenir sur des terroristes aussi cinglés, j'avoue qu'on est un peu dépassés.

- Je t'ai pourtant trouvé diablement efficace. 

- Merci. Mais c'était tout sauf discret. On va avoir un mal de chien à couvrir cet incident. Et mine de rien, vu la fragilité du zinc dans lequel on était, on est pas passé loin du désastre. 

- Ouais. J'ai bien cru que c'était foutu quand j'ai réalisé que je ne pouvais pas utiliser les champs de force de mon syuk pour le ralentir ou même le stabiliser. 

- Syuk ?  

- L'engin que tu as du voir pendant l'atterrissage. 

- Ah oui, bien sûr, le chasseur furtif. Logique... 

- Oui si tu veux... Enfin, c'est un peu plus qu'un chasseur furtif. 

Costhe avait répondu sur un ton un peu cassant et indigné, et je compris que traiter son syuk de simple avion furtif aurait été très mal pris, si mon ignorance ne m'avait pas excusé. Je décidais alors prudemment de changer de sujet. 

- Quand même, j'ai un peu de mal à comprendre pourquoi vous infiltrez même l'Université. Vous êtes si nombreux que ça, vous infiltrez tout et n'importe quoi ? 

- Non, on ne peut pas dire qu'on est très nombreux, répondit Sonder, tout en se gardant bien de dire combien ils étaient précisément. Mais l'Université Impériale de Slanbourg est beaucoup plus intéressante que ce que tu sembles le penser. Après tout, ce sont les futures élites de la Nation qui sont là. Je pense que tu peux imaginer sans peine l'intérêt de déceler au plus tôt les éléments intéressants de la nouvelle génération. C'est-à-dire ceux qui risquent de prendre de l'importance dans quelques dizaines d'années.

- Oui, jusque là je comprends... 

- En outre, le but est aussi d'agir subtilement pour que les progressistes ou toute personne qui accepterait bien l'idée d'un recontact soit favorisée. Et que les imbéciles comme Yroclan ne prennent pas trop d'importance... Voilà en gros mon travail : me faire des contacts au sein de l'Université et favoriser une nouvelle génération préparée au recontact.

- Et moi là-dedans, je suis censé être quoi ?  

- À ton avis, fit Sonder avec un sourire inquiétant. 

- Non non non ! Je suis quelqu'un de paresseux qui ne désire qu'une petite vie tranquille, j'ai pas envie d'être un membre important de la nouvelle génération ou quoique ce soit. 

- C'est pas toi qui décidera, ajouta Sonder, avec l'air de celui qui sait que ses prédictions, même improbables, se réaliseront. 

- Je ne sais pas ce qui me trouble le plus là-dedans... Que tu sois un xenoplanétaire, que ma planète soit manipulé dans l'ombre, ou que je sois destiné à vous aider dans vos magouilles... 

- Je comprends que notre présence et notre action soit assez dur à admettre. Je ne peux que te donner ma parole que ce que nous faisons, nous le faisons avec des bonnes intentions. Et que nous ne jouons pas les apprentis sorciers : on sait ce qu'on fait, et on a une certaine expérience. 

- Ouais... Je suis pas totalement rassuré, mais j'ai pas vraiment le choix. Après ce qui s'est passé aujourd'hui, je préfère penser que vous dites la vérité, tous les deux. 

Nous parlâmes encore un peu tous les trois avant de retourner dormir. Les secours devaient arriver demain, et l'imbroglio diplomatique promettait de ne pas être de tout repos. Autant dormir et se reposer tant que j'en avait l'occasion. Faisant bien garde de ne pas réveiller quelqu'un, je me glissais à ma place et tentais de retrouver le sommeil malgré tout ce que j'avais en tête. 

Sans trop de surprise (pour moi et Sonder du moins), les secours arrivèrent le lendemain dans une immense cacophonie de super-hélicopères mugissant. Ils arrivaient bien entendu des deux côtés, et les deux groupes arboraient des marquages différents. C'était un spectacle assez insolite, en plus d'être impressionnant, et la plupart des rescapés le regardèrent bouche bée. Puis tout se passa très vite : les soldats de l'Empire, sous l'œil inquisiteur de ceux de l'Union, firent monter tout le monde, avec un professionalisme remarquable. Personne n'eut donc trop l'occasion de se poser des questions, et si je n'avais pas été informé par Sonder, je n'aurais sans doute rien compris à ce qui se passait.

À peine une heure plus tard, nous atterrissions sur une base militaire, où, surprise, un autre H.410 parfaitement identique à celui que nous avions abandonné nous attendait. Une fois confortablement installés à bord, un officier arborant un uniforme chamarré et quelques kilos de galons et de médailles, nous expliqua ce qui allait se passer. 

- Mesdames, Messieurs. Vous me pardonnerez de ne pas me présenter, pour des raisons évidentes de sécurité. J'espère que la mésaventure que vous venez de vivre ne vous a pas trop traumatisé. 

Les trois-quarts des passages étaient exténués aussi bien physiquement que psychologiquement, et je ne pu retenir un grognement sarcastique. Mais heureusement, il passa inaperçu. 

- Je sais que cela vous paraîtra probablement difficile, mais le secret le plus absolu doit être conservé autour de cet incident. Officiellement, votre avion a fait une longue escale sur cette base pour des raisons mécaniques, et à aucun moment votre vie n'a été en péril. L'Empire compte sur vous pour garder le secret. 

Le haut gradé continua encore son discours pendant quelques longues minutes, nous expliquant les détails de la couverture qu'ils avaient mis au point et des mensonges que nous allions devoir raconter. Hélas pour lui, je retenais fort peu de choses de ce qu'il racontait, et je ne pense pas que les autres passagers allaient faire mieux que moi. Même avec la meilleure volonté de monde, je sentais que leur scénario minutieusement élaboré allait paraître bien confus et incohérent, une fois raconté par ceux qui étaient censé l'avoir vécu. Sonder semblait du même avis que moi et ne faisait pas beaucoup d'effort pour cacher son amusement. Heureusement les militaires ne le virent pas et finirent par quitter l'avion qui put alors décoller. 

- À votre avis, les gens vont croire à leur histoire ? nous demanda Lirtyo. 

- Bien sûr. C'est ce que diront les journaux. 

- Et si un passager se met à tout raconter, volontairement ou non ? rétorquais-je. 

- Le stress, bien entendu... 

- C'est n'importe quoi ! 

- Tu sais ce que dit le proverbe. Plus c'est plus gros, plus ça marche. 

- En tout cas c'est naze. Pour une fois que quelque chose d'intéressant m'arrive, je ne peux même pas le raconter !  

Lirtyo semblait vraiment dépité de devoir garder le silence, ce qui n'était pas étonnant le connaissant. 

- Où alors je crée un site conspirationniste, mais c'est pas évident de faire ça de façon vraiment anonyme sur le réseau. 

- Je t'en prie, l'implorais-je, ne fais pas de bêtise. J'ai pas envie que tu disparaisses du jour au lendemain. 

- Mais... 

Lirtyo continua de protester comme ça pendant un bon moment, et je commençai à avoir peur qu'il se doute de quelque chose. Il avait très bien pu remarquer notre escapade nocturne, et le fait que je me comportais aussi bizarrement que Sonder. J'aurai aimé en parler avec ce dernier, mais il n'y avait guère de moyen de trouver un endroit tranquille dans l'avion. 

- Bhaaa... Ça attendra quelques heures, pensais-je. 

Mais au final, je ne réussi pas à trouver l'occasion de lui en parler de toutes les vacances. Ce fut un peu étrange au début, de passer des vacances aussi agréables et ordinaires après une telle aventure, mais au bout de quelques jours, tout le monde semblait être passé à autre chose. En conséquence, je cessai de me préoccuper de ce que Lirtyo pouvait soupçonner. Bien sûr, j'avais encore plein de questions qui se bousculaient dans ma tête, mais je ne savais pas trop comment aborder le sujet avec Sonder. En fait, j'avais même plus ou moins peur de lui en parler, maintenant que j'avais pu prendre un peu de recul.

Ce n'est que deux mois après notre retour de vacances que la réalité me rattrapa. Tout semblait alors parfaitement ordinaire, un retour à une confortable routine sans événement incompréhensible. Mais bien entendu, je me trompais. Nous sortions d'un cours de chimie, quand une gigantesque ombre surgit, engloutissant une bonne partie du campus. 

- Oh merde... fis-je, une fois que j'eus levé la tête. 

Un gigantesque vaisseau flottant nous surplombait. J'essayais d'évaluer sa taille, mais c'était un objet tellement incongru que je n'avais aucune source de comparaison possible. 

- Sonder... Qu'est-ce qui se passe ? 

- Je n'en ai pas la moindre idée... me répondit-il, tout bas. 

- Quoi ? 

- Ce vaisseau ne devrait pas se trouver ici, il n'appartient pas à la Nation d'où je viens. 

- Hein ? Il est à qui alors ? 

- À nos ennemis... 

À suivre... 

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